Une trace est l’empreinte d’un événement, une piste. Une trace peut être un mot, un son, un geste, une image. Nous tous, musicothérapeutes nous laissons des traces sur notre chemin professionnel. Un choix succède à un autre et, de ce fait, dans le processus temporel, un ensemble de circonstances se tisse et de cet ensemble peut surgir un style.
Il est alors question de quelque chose qui est de l’ordre de l’identité.
Entre cette image donnée au musicothérapeute, formé, habilité à exercer cette discipline musicothérapie et cette autre image, le profil même, qui n’est pas aussi net, qui est même incertain du praticien, il y a ce que je déclare plus haut: un ensemble de circonstances.
À mon avis, cet ensemble de circonstances qui règne dans notre cas est peu élaboré et, finalement, on n’en tient pas compte. Or, ses éléments sont la clé permettant d’expliquer le savoir-faire de chaque musicothérapeute, ce qui va constituer sa pratique. La clinique est une de ces pratiques.
L’INCONNU
Les musicothérapeutes interviennent dans divers domaines : l’éducation, la rééducation, l’animation, la clinique.
Ce sont là les pratiques. On voit donc que se dégage de notre discipline, la musicothérapie, un concept de thérapie vaste, on peut même dire ambigu et il conviendra donc de vérifier, selon la façon dont on va la définir, si en chacun de ces domaines mentionnés, notre discipline possède une action thérapeutique. Je vais donc partir de deux questions : les identifications et les pratiques.
Tout se passe comme si la musicothérapie dépendait d’autres disciplines, elles consciencieusement définies, comme la médecine, la psychologie, la musique, l’art. On dirait qu’elle s’approprie certains de leurs concepts, de leurs moyens, de leurs méthodologies, de leurs objets. Comme toute discipline récente elle doit se plier à l’exigence de se donner une définition, de donner des garanties rationnelles.
Doit-on pour autant penser que la musicothérapie doit être entendue comme une compilation d’objets volés ? Qu’a-t-elle de spécifique ? Ceux qui se consacrent à une discipline nouvelle ont pour eux une nouvelle approche, une nouvelle liberté de regard mais il leur incombe de donner une définition.
Ceci apparaît quand surgit la nécessité d’ordonner et de délimiter. Il nous faut franchir la barrière du non verbal et créer les mots susceptibles de permettre de déchiffrer l’inconnu.
Il n’y a pas une parole qui puisse représenter l’inconnu. Si les musicothérapeutes ne trouvent pas les mots capables d’exprimer la musicothérapie, alors, ils sont perdus et engloutis dans celle-ci! Alors? Que faut-il faire? Il s’agit bien de décrire, de mettre en mots ce complexe créé par la place donnée à la musicothérapie et par le musicothérapeute.
DE L’ACTE THÉRAPEUTIQUE
En premier lieu, il convient de résoudre le problème de l’origine, de l’émergence, de la naissance de l’acte thérapeutique.
À ce sujet, le « mythe » de la musicothérapie nous force à osciller entre deux visions : magique et scientifique. Ces deux sources possèdent leurs propres conflits internes et trouver ce qui est spécifique à notre discipline est un chemin qui n’est pas exempt de difficultés.
Dans la sphère magique, le pivot de l’action est le pouvoir de suggestion et, en même temps, on considère que c’est l’indicible de la musique qui est l’élément qui soigne ou calme. Selon cette logique, on exprime le caractère non verbal de la musicothérapie sur la base d’une observation simpliste de l’expérience qui se noie dans le descriptif.
D’un autre côté, il peut paraître prétentieux de vouloir formaliser la musicothérapie selon des critères scientifiques alors que la prégnance de l’art est si forte. Je souligne cette prégnance car l’art, justement, est un langage qui résiste à la formalisation scientifique et à la rigueur des définitions. De ce fait, cette prétention supposée nous conduit à reformuler le lieu qu’occupe l’art musical dans la musicothérapie. On peut dès maintenant affirmer que ni la magie, ni l’art ne peuvent être expliqués par une méthode scientifique.
L’ISOLEMENT
Sur cette question si complexe viennent se greffer des conflits aussi bien en fonction de la théorie qui est le soutien nécessaire de toute pratique qu’avec le patient qui est le sujet de cette pratique.
La dialectique du conflit se situe entre la confusion et l’isolement, non seulement en rapport avec le patient mais encore, cela peut paraître étrange, en liaison avec la théorie.
Cela pourrait s’énoncer ainsi: la rencontre avec le patient demande, de la part du musicothérapeute, une mise en jeu de son corps, condition de la mise en scène du patient tout en veillant, en même temps, que cette exposition personnelle dans le champ de l’autre ne produise pas de confusion. Or, d’un autre côté, si on augmente cette distance pour diverses raisons, la peur, par exemple, d’envahir ou de perte d’identité, on offre alors des attitudes d’isolement au travers desquelles la résonance ou l’attention flottante se révèlent impossibles.
En fonction de la théorie, nous nous retrouvons dans la même situation. La paralysie, en raison de la peur de se retrouver perdu dans un autre contexte, une autre discipline qui nous prend dans ses filets, ou la crainte de l’isolement nous menant vers l’a – théorie.
La solitude accompagne le musicothérapeute, non seulement dans la recherche conceptuelle de son identité mais encore dans sa pratique clinique. Ceux qui travaillent avec le matériel associatif du patient, dans les divers langages, connaissent ces moments de solitude extrême. Cette solitude a quelque chose à voir avec les trois points du dispositif de la musicothérapie: l’écoute, les outils, ici la musique, et la technique.
L’écoute est en relation avec la solitude. Elle suppose la tolérance au bruit, au chaos, au cri de l’autre, à l’énigmatique discours du patient. C’est la solitude de prendre en charge la responsabilité de l’action thérapeutique. La solitude nécessaire pour s’approprier la théorie d’autrui et en attendre les effets. Dans la solitude de l’écoute, se reconstruit l’énigme.
Écouter est suspendre jugement et préjugé. Écouter, c’est ouvrir une espace afin que puisse émerger quelque chose de neuf. Écouter est se laisser absorber par les effets de sens.
L’écoute implique un mouvement d’entrées et de sorties, à partir de ceci, le musicothérapeute métaphorise l’écoute de la voie intérieure du patient. On peut dire alors que la musicothérapie psychanalytique tente de renvoyer au patient une image de soi renforcée par sa propre écoute.
D’autre part, je veux faire apparaître la solitude qui ressort face à la place de « l’objet perdu » qu’occupe le deuxième terme du dispositif de la musicothérapie: la musique.
LA MUSIQUE
La musique ne possède pas la même signification pour le musicien, et pour un musicothérapeute.
Pour le musicothérapeute, la musique tend à être un « objet perdu », à partir duquel on peut parvenir à repérer la logique signifiante du patient; c’est un objet qui engendre des résonances, des subjectivités. Pour le patient, la musique est espace de projection, pour le musicothérapeute, un espace d’écoute.
Certain domaine de la musicothérapie donne l’idée que le patient va traduire un certain bien-être selon des voies artistiques et donc la pratique de la musicothérapie est orientée de façon à ce que le patient puisse acquérir une certaine aisance artistique. Il est clair que là encore ceci est source de conflits. Ne serions-nous pas alors en train de mettre en place une pédagogie de la cure ? Que vient chercher le patient dans sa rencontre avec le musicothérapeute: dominer son malaise grâce à la musique ou tenter de comprendre ce malaise à travers elle ? C’est certainement cette deuxième hypothèse qui est visée.
Celui qui est porté sur la musique doit être capable de différencier les deux domaines car la relation du musicien avec son objet n’est pas la même que la relation du musicothérapeute avec le patient et avec la musique.
On peut penser que les outils du musicothérapeute, le choix même de cette profession et l’utilisation de la musique est quelque chose du niveau de la reconstruction d’emprunts à d’autres, de doutes ou, dans le meilleur des cas, une sublimation sur le terrain de l’art. Ayant alors reconnu les origines de sa fonction et de ses attributs, le musicothérapeute utilise le matériel en connaissance de cause.
J’insiste sur ce fait: la clinique rend compte de ce fait, pour le musicothérapeute, la musique est un objet perdu.
Le patient ne vient pas pour recevoir les connaissances musicales du musicothérapeute, il vient à la rencontre d’un nouvel acte psychique qui puisse l’aider. Il y a demande d’amour qui se réactualisera au cours du travail et dans un temps qui n’est pas chronologique mais symbolique.
COMPRENDRE
C’est dans le contexte que s’établit la clinique, contexte qui se définit, est interrogé et se reformule tout au long du traitement. Notons toutefois que le contexte peut être mensonger si nous ne sommes pas clairs avec la théorie qui en a permis l’élaboration. C’est ainsi que deux attitudes apparaissent chez le musicothérapeute par rapport à son patient.
Le musicothérapeute peut se placer et établir le contexte sur le plan de la compréhension ou sur le plan de l’analyse.
Si l’on vient pour « comprendre », cela suppose un modèle de relation fondé sur la communication, c’est-à-dire qu’il s’agit que le message, entre l’émetteur et le récepteur, soit plus fluide, ait la meilleure qualité possible de façon à ce qu’il soit décodé par les deux parties. Comprendre l’autre, c’est tenter de capter la réalité qu’il manifeste consciemment. En revanche, sur le versant de l’analyse, le modèle de rapport ressemble davantage à ce qu’on pourrait appeler l’incommunication, une relation de méconnaissance, d’incroyance. Ceci veut dire que le musicothérapeute doit résister à cette tendance naturelle qui consiste à fermer les circuits qui s’entrecroisent entre les idées diverses et les affects, il doit aller sur ce chemin à la recherche de ce qui est derrière ce que communique le patient. Le musicothérapeute, en tous cas le musicothérapeute que je nomme analytique, ne comprend pas, il analyse.
TECHNIQUE
Ainsi, la technique apparaît comme étant un moyen pour accéder et déchiffrer ce qui est voilé face à l’incertain qu’engendre le patient et son discours. Ce troisième terme du dispositif qu’on possède en musicothérapie nous renvoie à la question de la solitude car l’utilisation de la technique est intimement liée à l’écoute solitaire du musicothérapeute et cette prise de conscience de l’abîme existant dans la communication avec le patient.
Ceci étant dit, avant de penser la technique en terme de faute, il nous faut réfléchir sur sa fonction.
Il est bien possible que la technique puisse être source de plaisir et se mettre au service de la cure.
Source de plaisir en tant qu’acte par lequel se met en jeu l’impératif du thérapeute. C’est ici qu’apparaît la nécessité de bien poser les consignes, qui deviennent garantes de l’action et règles.
En revanche, lorsque la technique est au service de la cure, c’est simplement un instrument, un moyen de parvenir à une autre instance.
En musicothérapie psychanalytique, fondamentalement elle repose sur trois axes :
- La dimension relationnelle qui se concentre dans l’analyse du transfert.
- La dimension de la recherche qui se manifeste par l’enquête et l’écoute.
- La dimension du sens qui évolue dans chaque moment du travail.
Les consignes, les outils, les interventions corporelles, l’analyse du discours sonore constituent les éléments de base de la spécificité technique du musicothérapeute, tout ceci étant lié au travail théorique qui oriente l’action professionnelle.
ANALYSER LE DISCOURS SONORE
L’hypothèse sur laquelle se fonde ce que je nomme musicothérapie psychanalytique est que le discours sonore est une partie, un mode du discours et donc, on utilisera des éléments semblables pour en faire l’analyse.
Il est impossible de faire l’analyse d’un discours sonore sans tenir compte du sujet qui l’exécute. Ce travail, artisanal et individualisé demande l’articulation de deux axes conceptuels:
La grammaire, c’est-à-dire l’aspect formel du discours, relative à l’analyse des oppositions à l’intérieur du système de signes.
Le style, c’est-à-dire la conception et la vision que le sujet attribue à sa production, autrement dit l’actualisation historique du sujet dans l’œuvre.
Ces deux axes sont des points d’articulation et d’entraînement dans la trame discursive du patient, ils se développent selon trois temps qui s’imbriquent et se superposent.
Un temps que souligne le processus thérapeutique, groupal ou individuel.
Un temps marqué par le ponctuel, qui se réfère à ce qui émerge.
Un temps qui prépare l’événement rythmique et l’existence des contrastes.
Ces temps correspondent à l’ici et maintenant d’un traitement et à la possible lecture des événements qui le constituent. Cette lecture ne voudrait rien dire sans la théorie psychologique susceptible de donner sens aux faits.
Comme toujours une technique se réclame d’une théorie.
Si nous admettons la musicothérapie clinique comme une approche particulière à l’intérieur du champ de la santé mentale, il me semble indispensable de se référer à une théorie psychologique puisque le musicothérapeute mène son action en fonction d’une conception particulière du sujet.
C’est à cause de ce parcours théorique, de sa propre analyse et de l’attention flottante que la technique opère efficacement. La connaissance du psychisme humain, du normal et du pathologique, permet de reconnaître ce « quelque chose » qui s’exprime dans les formes plastiques et dynamiques du « faire ». Un faire qui est encombré de sens, empli de condensations, de déplacements, de substitutions. L’expression gestuelle et sonore est une voie pour la métaphore et la métonymie.
C’est pourquoi, en musicothérapie, la technique est un espace de métaphore, où le dit se transforme pour être recréé en une nouvelle signification.
Ce qui se fait par le biais de la technique, en musicothérapie, part de la répétition symptomatique jusqu’au souvenir et du souvenir à l’acte de création. Il n’y a pas d’autre forme de création que celle qui se joue à travers la répétition symbolique et, en définitive, la créativité n’est rien d’autre que l’écho de la solitude, lorsque la répétition se remplit de sens. Prendre en compte les circonstances dont je parlais au début, c’est s’approprier les clés que chaque musicothérapeute possède dans sa logique de l’action.
Ces thèmes dont je viens de parler ont été et sont mes propres circonstances, un ensemble de recherches conceptuelles qui relient et synthétisent l’expérience de la musicothérapie et l’expérience analytique. J’essaie ainsi de provoquer un changement d’attitude afin de passer du registre descriptif au discours clinique, du rapport anecdotique à la formalisation rationnelle.
Il s’agit là de passer du thérapeutique à l’analyse, de l’adaptatif au significatif, de la répétition à la causalité psychique, du stationnaire à la créativité.
CONCLUSION
Pour parvenir à ceci, il faut satisfaire à certaines conditions.
Si la musicothérapie est une utilisation particulière d’un ensemble d’outils pour parvenir à la vérité du patient,
Si son objectif est d’approcher l’inconscient, diminuant les résistances qui font obstacle à la créativité et à la santé,
si la présence du musicothérapeute a valeur symbolique de témoin participant dans sa neutralité,
si la technique est celle de l’association libre qui se traduit en jeux, translations sonores, gestuelles ou verbales,
si la fonction de la consigne et de l’intervention corporelle est de resignifier, interpréter,
si la théorie Freudienne sur la constitution du psychisme, de la théorie de l’inconscient, du cadre thérapeutique est la référence conceptuelle,
si le projet du musicothérapeute est d’aller plus loin que l’utilisation de son outil, c’est-à-dire si l’objet musical est pris dans sa dimension de perte, de substitution symbolique,
si ces conditions sont réunies dans un cadre contenant, soutenu à la fois par la logique est une éthique, il me semble possible de parler de musicothérapie analytique, ce qui représente une nouvelle formalisation technique.
C’est pour cela que je parle de dé – signer la musicothérapie afin que ce qui marque son origine et ce qui la constitue soit un processus créatif et symbolique. C’est aussi pour que la musicothérapie cesse d’être quelque chose de rigide ne disant rien de sa pratique mais devienne quelque chose ayant un sens.