Article tiré de la 1ère revue Musique Thérapie Communication (juin 1987):
Lorsqu’on frappe deux coups sur une table, ce peut être entendu « pim – pam » par le parolier, « fa-sol » par le musicien, appel par les élèves, ordre par le maître, etc.. .
La réflexion que je propose ici est à situer non comme définitive mais comme point de départ, un peu comme si la musicothérapie, enfin, accédait au langage.
II est admis de placer cette activité thérapeutique dans la sphère des disciplines non verbales et j’ai, moi-même, utilisé le terme.
Verbal, dans l’absolu, c’est « ce qui n’est que de vive voix et non par écrit », mais c’est aussi pour le procès-verbal « le narré par écrit de ce qui s’est passé » et son origine étant verbalis – verbum, on remonte au verbe, dont la première définition est : « parole, ton de voix »…
Tout en lisant ces lignes avec attention, il n’est pas exclu que vous pensiez à autre chose !
Si on admet que le langage est l’expression de la pensée, par la parole, il n’est qu’en raison du fait qu’il existe dans la pensée.
Certes, la parole intérieure est elliptique, c’est-à-dire que la forme phonétique des mots peu tout à fait disparaître mais cela ne peut nous conduire, toutefois, à déclarer que la pensée serait privée de mots ou de signes.
Rappelons, très brièvement, quelques notions utiles à la compréhension du texte : le signe est composé d’un signifiant et d’un signifié lequel n’est pas à confondre avec le réfèrent. Ce dernier est le contexte auquel renvoie le message, il peut être situationnel (tous les éléments qui appartiennent à l’entourage des locuteurs au moment t) ou textuel (éléments actualisés par le message).
Le symbole, c’est quelque chose qui représente autre chose qui est en dehors de lui, par exemple la croix représente le christianisme.
Ce qui est particulier à l’homme, c’est le passage du stade de l’emploi des symboles globaux au système de signes à deux faces et double articulation et ce passage se fait par intégration des timbres affectifs – expressifs, hauteur, intensité, timbre, que certains appellent les effets supra-segmentaux. Les deux articulations de la langue peuvent se résumer ainsi :
- première articulation avec des signes que les linguistes nomment « monèmes » et d’autres « segments ».
- deuxième articulation, les unités constitutives du signifiant (phonèmes).
Si nous pensons à l’enfant sourd, cet enfant ce bébé, comme tous les autres, a faim, a mal au ventre, éprouve joie et tristesse.., La mère prépare le biberon, le change, lui sourit, lui parle. Certes, il n’entend pas mais il établit les liaisons entre les signaux et il intègre les oppositions, clef de voûte de la mise en place du langage.
L’enfant sourd exprime, émet des sons dont il ressent les vibrations, il sait qu’une certaine production verra le retour de la mère, Bien sûr nous savons que très tôt, dans ce cas, il faudra une aide considérable pour permettre l’évolution normale de la pensée. Mais nous voyons que ce qui se passe avec l’enfant sourd être humain, n’a rien à voir avec ce qu’on étudie avec l’animal qui reste, lui, au stade du signal,
Le terme « non verbal » est abusivement employé et sans doute vaudrait-il. mieux dire « sans parole ».
Souvent, lorsqu’on parle du « langage du corps », parfois même sans que les auteurs en soient très conscients, cela renvoie à toute une théorie, peut-être idyllique, sur l’origine du langage, le langage originel.
Cette théorie postule que le langage aurait été composé exclusivement de noms concrets or, sur ce point, le linguiste Benveniste est très clair et fournit l’exemple suivant, qui a fait l’objet d’une étude de Tzvetan Todorov ; l’explication traditionnelle, dont je passe les détails, fait passer phonétiquement et morphologiquement de « chêne » aux valeurs morales « fidèle », »ferme comme un chêne », 1’image du chêne donnerait la représentation de la fidélité. On aurait alors la satisfaction de montrer que le concret précède l’abstrait etc. Or., Benveniste montre que la racine, point de départ, ne signifie chêne qu’en grec, alors que dans les autres langues indo-européennes c’est, tout simplement bois. Il remarque, en outre, que le chêne ne pousse pas sur tous les territoires concernés par ces langues. Pour conclure, il montre que « ce n’est pas le nom ‘primitif’ du chêne qui a créé la notion de solidité, c’est au contraire par l’expression de la solidité qu’on a désigné 1′arbre en général et le chêne en particulier. »
Restons avec ce chêne car il nous permet de comprendre un des aspects que nous travaillons au cours d’ateliers, de la formation, je veux parler des éléments: eau, feu, terre, …, pierre. Un chêne ! C’est tout à fait abusivement que nous disons que « ça nous parle » mais c’est vrai qu’il est signe ou symbole, ainsi c’est, à l’automne, la possible présence de cèpes dans un bois, c’est, pour les Français, Saint-Louis rendant la justice et pour ceux de ma génération surgit l’image d’Épinal (et aussitôt une multitude de souvenirs), c’est pour les Basques, Gernikako arbola, symbole des libertés, pour d’autres, c’est du bois de chauffage ou l’arbre du pendu.
Chemin faisant, on se rend compte que ce chêne existe plus par le fait d’en parler qu’en tant que tel, il est plus présent par nos mots que si nous étions dans la forêt. Je ne fais là que reprendre une éblouissante démonstration de Lacan qui, lui, avait carrément introduit un éléphant dans son séminaire !
Il y a peu de temps je lisais dans un ouvrage une phrase concernant les vieux paysans basques, phrase qui disait : « Les vieux paysans avaient l’habitude de dire que tout ce qui a un nom existe. » Je ne sais pas si réellement c’est propre aux paysans basques, comme on nous le laissait entendre, mais on peut aller plus loin en disant que rien n’existe en dehors du langage. C’est là que je voulais en venir…
Exprimé ou non à voix haute, il existe et c’est pour cela que je préfère mettre des guillemets à « non verbal ».
Mais, je voulais aussi en venir là car ça nous engage totalement dans une démarche pratique. Il ne s’agit pas seulement de discourir, en musicothérapie, il y a l’action quotidienne. Certains enfants ou adolescents psychotiques montrent grand intérêt pour l’eau, pour des lieux, des trajets, des éléments… et certaines personnes font cas de ces mouvements, de ces actions (je pense à Fernand Deligny), ils tentent de comprendre ou saisir le signe qui pourrait permettre une aide. Bien sûr si nous pensons l’autre comme complètement vide, notre attitude sera différente de celle que nous pourrons avoir si nous lui prêtons la possibilité de penser.
L’enfant touche l’eau, bien entendu cela peut être un stade instinctuel, ce peut être aussi la sensation: humide, donc déjà opposé à sec ou agréable par rapport à désagréable, c’est-à-dire le début des oppositions.
Ici se joue toute la démarche, toute la philosophie de la thérapie et qui donnera deux écoles totalement opposées : celle du comportement… et son mépris de l’être et celle de la relation… avec le respect de l’autre.
Lorsque nous travaillons sans parole, sur le plan corporel, nous avons toujours à veiller à ne pas interpréter… interpréter quoi, au fait ? Ainsi, si j’écarte les bras… qu’est-ce que cela veut dire ? Vais-je embrasser ? enserrer ? étouffer ? m’étirer ? j’ai chaud ? mal au dos ? je tire ma manche ? Tant que nous n’aurons pas établi notre code symbolique par lequel nous nous situerons que pouvons-nous dire ?
En musicothérapie il faut, comme dans d’autres domaines, se méfier de la confusion de registre et, en premier lieu il faut se garder d’interpréter brutalement car on coupe ainsi tout ce qui pourrait surgir par la suite,
Rolando Benenzon, dans son manuel relate l’histoire d’une femme qui avait une crise à l’écoute de sons de cloches. La psychothérapie, venant alors prendre le relais de la musicothérapie, permit de dégager que tout ceci était lié à une expérience homosexuelle avec un professeur de piano, alors qu’elle était jeune. Il ne s’agit pas de croire que l’affaire est terminée… car il s’agit là d’une reconstruction imaginaire de la chose, mais on note bien la complémentarité des deux disciplines dans cet exemple.
Guy Rosolato, psychanalyste, dont une partie des travaux porte sur l’Art, l’émotion artistique, s’est préoccupé de ce qu’il nomme le signifiant de démarcation dont on trouve une explication p.116 des « Actes du 2ème congrès mondial de l’enfant isolé » :
« Lorsque nous voyons une image, nous distinguons une forme qui peut être comprise ou non. En elle-même, cette forme existe et c’est un signifiant de démarcation. »
Guy Rosolato a développé le sujet dans l’ouvrage cité en fin d’article, il est impossible de le résumer ici mais il rejoint bien de nos préoccupations en musicothérapie où la musique et le geste ont une grande place.
Les images ou les phrases musicales sont donc des signes avec un signifiant de démarcation (autre que linguistique) et un signifié qui, alors, renvoie au réfèrent ou à un signifiant linguistique, si on possède le langage. Ces signifiants de démarcation sont issus des séries d’oppositions fondatrices du langage : présence / absence, plaisir / déplaisir etc. De plus il est bien clair que si les signes créent une communauté, ils excluent ceux qui ne les comprennent pas, ce qui sous-tend l’idée de l’ordre symbolique.
N’oublions pas, encore, que l’enfant perçoit le langage verbal et les signes de son entourage bien avant de parler, des signifiants de l’ordre du symbolique apparaissent avant même l’articulation du langage et Lacan dans une de ses phrases clés dont il a le secret dit : « c’est du reste parce qu’on a ce matériel signifiant qu’en pourra signifier quelque chose. »
Voici, peut-être un peu rapidement exposées les raisons pour lesquelles nous préconisons d’utiliser les guillemets lorsque nous employons le terme « non verbal », afin qu’il y ait mise en éveil, provocation d’une réflexion.
II me semble qu’il est temps de poser le problème musicothérapie en ces termes car trop de mirages s’offrent à la vue, mirages qui, sous des aspects plus ou moins thérapeutiques n’ont d’autre finalité que la négation de l’homme au profit de totalitarismes.
Est-ce à dire que nous en avons terminé ? Certes non ! Et le premier numéro de cette revue est bien le témoignage, la trace de notre souci de clarté, de recherche et d’information.
Références bibliographiques :
Guy Rosolato, Éléments de l’interprétation, Gallimard. 1985.
Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Points Seuil. 1985.